
Vous souvenez-vous de ce que vous faisiez le jeudi 12 février 1959, à 14 h? Moi, je m’en souviens. J’étais plantée sur le quai d’arrivée de la gare Windsor de Montréal – la tête haute, les yeux écarquillés, des fourmis dans les jambes et les deux pieds en sol canadien (bon, je ne rêvais pas). Les autres passagers du train que nous avions pris en sortant du bateau étaient partis chacun de leur côté, et maintenant j’étais seule. J’ai éprouvé un moment de panique, me demandant quelle folie je venais de faire.
J’avais pour toute ressource le numéro de téléphone d’une parfaite étrangère que m’avait remis un membre de l’équipage du bateau. Après quelques hésitations, je lui ai téléphoné, et elle m’a invitée à la rencontrer. Au moins, je n’avais pas à me préoccuper de mes bagages qui, pour une raison obscure, avaient été laissés à Saint-Jean, au Nouveau-Brunswick. Tout ce qui me restait était une minuscule mallette. Au sortir de la gare, le soleil brillait sur une belle neige abondante, et je ne voulais qu’une chose : marcher. Munie d’une carte de la ville, j’ai déambulé jusqu’à la rue Sherbrooke pour poursuivre vers l’ouest jusqu’à ce que je me trouve devant un édifice concave/convexe. Là, j’ai rencontré cette charmante jeune femme, qui m’a invitée à prendre un café tout en conversant. Elle m’avait réservé une chambre au YWCA, et je suis revenue sur mes pas vers la rue Dorchester. Après m’être inscrite au comptoir, j’ai reconnu l’une de mes compagnes de bateau, et en peu de temps, cinq autres passagères se sont jointes à nous. Nous avons décidé de nous retrouver à la cafétéria, ce même soir.
Nous avions chacune un carton de lait, mais sérieux problème, nous ne savions pas comment ouvrir ce machin. Au cours des semaines suivantes, j’ai commis d’autres faux pas : héler une voiture de police au lieu d’un taxi, déposer mon courrier dans une poubelle qui, je persiste à le dire, ressemblait à s’y méprendre à une boîte aux lettres, ou encore refuser de monter dans un autobus s’il y avait déjà cinq personnes debout. Cartes postales en main, j’ai donc demandé où se trouvaient les boîtes aux lettres et j’ai fini par m’habituer à leur « look ».
Toute réflexion faite, j’ignore encore si j’ai été intrépide ou stupide – ou peut-être les deux. Je suis venue au Canada avec 270 $, sans connaître la moindre personne de l’Atlantique au Pacifique, sans travail et sans logement. En quittant l’Angleterre, j’étais l’une de ces personnes incroyablement timides. Mais étrangement, une fois à bord du bateau, j’ai réalisé que c’était moi, et moi seule, qui était maîtresse de ma destinée. J’allais nager ou couler.
Comme par magie, Montréal et ses habitants m’ont sauvée. Quatre jours seulement après mon arrivée, j’ai signé le bail d’un appartement avec deux autres filles. Aujourd’hui, nous appartenons à ce qu’on appelle le troisième âge, mais nous sommes toujours intimement liées. Cinq jours à peine après mon arrivée à Montréal, j’ai commencé à travailler comme secrétaire.
Depuis la construction d’Expo 67, ma passion pour Montréal n’a cessé de grandir. Je me suis intéressée à son histoire. De plus, j’avais fait la connaissance d’un homme qui allait devenir mon mari. Ce Québécois anglophone était de la 7e génération d’une famille, dont l’arrivée au pays remontait à 1760. Mon affection pour mon pays natal ne diminuera jamais, mais il y a quelques années, j’ai réalisé que Montréal m’avait captivée, me plongeant dans un état de grande satisfaction. Malheureusement pour moi, mon mari est décédé. En Angleterre, les membres de ma famille m’ont alors encouragée à « retourner chez moi » — des paroles affectueuses qui m’ont profondément touchée. Mais je savais bien qu’un retour permanent de l’autre côté de l’Atlantique n’aurait jamais lieu.
Je suis une Montréalaise – pure laine.
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